les joies de la campagne (melvin)

il est six heures, lundi matin. t’as pas l’habitude d’arriver particulièrement à l’avance au boulot, t’arrives même la plupart du temps pile poil à l’heure qu’il faut. mais avec les coupures récentes d’internet, il y a quelques tâches retardées qu’il faut lentement rattraper, il te faut faire un peu d’heures supplémentaires pour être à jour dans tes dossiers… n’empêche, c’est à se demander quelle mouche t’as piquée ce matin pour être aussi motivée, toi pour qui le sommeil est si précieux.

l’odeur sucrée de ton shampooing se dégageant de tes cheveux humides est encore perceptible que déjà tu te prépares à prendre la route. tu te mets quelques trucs à manger (raisins lavés, bagel coupé mais non cuit, petit contenant de beurre) dans un sac thermique et du café dans ton plus grand thermos, puis tu attrapes ton sac cartable en cuir noir et quitte la maison en prenant bien soin de verrouiller la porte. dehors, il fait encore presque nuit. les rayons du soleil sont à peine perceptible à peine à l’horizon, on ne le devine que par la teinte bleutée du ciel un peu plus clair se dégradant vers le bleu de la nuit. il fait frais, et l’air ambiant est embrumé, mystérieux. tu jettes tes sacs sur le banc passager et t’assieds derrière le volant, démarre la voiture en ouvrant l’air chauffant et prend une petite minute pour te mettre du mascara et rouge à lèvre à l’aide du miroir du pare-soleil.

tu prends la route en direction de la ville, qui est particulièrement tranquille. c’est normal, la plupart des maison environnantes appartiennent à des fermiers et agriculteurs, qui n’ont pas besoin d’aller au bureau, comme toi, tous les matins du lundi au vendredi. et il faut dire qu’il est particulièrement tôt pour aller en ville.

ton attention se perd l’instant de quelques secondes alors que tu cherches un poste de radio qui fonctionne (il n’y en a pas), appuyant systématiquement sur le bouton pour aller d’une station à l’autre, seul des grésillements te répondent. soupir. tu relèves les yeux et appuie brusquement sur le frein, t’arrêtant à quelque mètres seulement d’une silhouette sombre sur la route. ton cœur bats la chamade un instant, il te faut de longues secondes avant reprendre un souffle normal.

qu’est-ce que…?

ce n’est pas une silhouette, mais bien des silhouettes. difficile à percevoir à travers la brume, tu observe cette masse organique qui te bloque la route. ouvrant la porte tu pose un pied dehors, et sort à moitié pour mieux observer ce qui se trouve devant toi. des mugissements parviennent à tes oreilles, ce qui te soutire un mélange entre le rire et la lamentation. que fait ce troupeau de vaches au milieu du chemin, bordel??? tu allumes les feux de détresse pour signaler ta position au cas où un autre véhicule arriveraient derrière le tien, puis tu t’approches des animaux qui ne semble pas du tout impressionnés par ta présence.

putain, c’est pas vrai...

quelques vaches sont littéralement couchées sur la route bétonnée, d’autres sont debout, il y en a de bout en bout de chaque côté de la route, jusque dans les fossés et champs autour d’eux. impossible à contourner, impossible à bouger. tu te dis que t’aurais mieux fait de rester au lit, finalement. tournoyant sur toi même, tu n’as aucune idée d’où elles viennent, ces vaches en cavale. après une quinzaine de minutes à marcher dans les alentours à la recherche de la maison potentielle du propriétaire, tu dois accepter l’évidence : tu es coincée, personne n’est encore passé en voiture et tu ne pourras pas trouver le propriétaire par toi-même, tu as besoin de quelqu’un qui connaît mieux les habitants du coin que toi. retour à la voiture, tu te ranges sur le côté, les phares de détresse toujours allumés et tu attrapes ton téléphone et compose le numéro de la seule source d’aide à laquelle tu peux penser : le bureau de la gendarmerie de la ville.

oui, bonjour! euh, je suis sur l’avenue larivière, à environ trois kilomètres de l’entrée de la ville, il y a des animaux qui bloquent la route, impossible de passer. pouvez-vous envoyer quelqu’un..? ...oui... merci, je vous attends.

puis tu fixes la route devant toi, dans l’attente de la personne qui viendra te prêter main forte.

Tu attends dans le silence, chaque minute te semble interminable et en plus, tu as froid. Même les jeux sur ton téléphone nécessitent internet, impossible de t’occuper d’une quelconque façon… Pas de radio, pas de jeu, dans tes photos tu n’as rien d’intéressant à regarder outre tes selfies et les photos de celui que tu tente d’oublier. Il faudra bien que je supprime tout ça un jour...

Finalement, une voiture apparaît à l’horizon. Enfin! Tu sors de ta voiture et passe entre les bêtes pour rejoindre le ou la nouvel.le arrivant.e, un irrépressible sourire aux lèvres en songeant à cette situation totalement absurde. Alors que la voiture ralentit, tu vérifies sous tes bottillons à talons qu’il n’y aurait pas de bouse de vache dans laquelle tu aurais marché, ce serait bien le summum de la malchance. La portière s’ouvre, tu relèves là tête et… ah…

Tu reconnais cette coiffure. Tu reconnais cette carrure. Et tu reconnais cette belle gueule. Merde.

Tous tes traits s’allongent pas la surprise, les sourcils haussé et les yeux grands, la bouche entrouverte alors que tu cherches quelque chose à dire. Tu reprends ton grand sourire alors qu’il te salue, même si Madame Sinclair te brise un peu à l’intérieur.

« Bonjour Melvin... enfin, M. Ledoux, désolée ! salutation maladroite accompagnée d’un signe de la main, main qui se glisse par la suite dans ta chevelure pour bien les replacer sur tes épaules et placer une mèche derrière ton oreille.

Toute cette situation te mets dans un terrible embarras, la couleur de tes joues prend une teinte légèrement rosée. Alors qu’il est là, à côté de toi, tu ne peux t’empêcher de regretter ces mois de silence et de dérobades. Ce moment d’interaction forcée allait bien finir par arriver un jour, mais tu aurais préféré avoir un meilleur contrôle sur la situation, tu aurais dû l’appeler pour expliquer, ou t’excuser… tu ne sais pas trop, en fait. Mais voilà où vous en êtes. Tous les deux à regarder un troupeau de vaches couchées sur la route. Ça aurait pu être pire?

Sa blague pourrie te tire malgré tout un sourire que tu ne parviens à réprimer, tu ne pourrais dire si c’est dû à la blague elle-même ou sa réaction à a propre blague, mais ça n’a pas vraiment d’importance au fond.

Pressée?

Cette question t'inquiète légèrement, cela signifie que ça peut être long? Personne ne les as contactés pour signaler des vaches perdues? Ta main se glisse dans ta poche pour saisir ton téléphone afin de vérifier l’heure, mais il est resté dans la voiture.

Oui, enfin, non, pas vraiment… Je suis partie plus tôt ce matin, mais normalement je dois être au boulot à neuf heures, j’ai encore du temps devant moi. bref silence. Enfin, j’aurai repris la route d’ici là, n’est-ce pas ?

Ton regard se porte sur lui avec insistance, espérant une réponse positive (ou pas). Et avant même qu’il n’ait le temps de répondre, tu enchaînes sur autre chose :

...Si ça ne t’ennuies pas… on pourrait se tutoyer? C’est juste, tu vois, trop formel pour moi, surtout que… nous ne sommes pas de parfaits inconnus…

Tu hausses les épaules et tente de garder l’air le plus détendu possible. Ce ton protocolaire t’ennuyait plus encore que l’éventualité d’arriver en retard au boulot.