Fugue thérapeutique [Louie]

Saint-Cley, havre de paix qui m’épuise déjà. Je n’y ai foutu les pieds que depuis une semaine, et déjà c’est la merde ! Je ne sais pas si c’est l’installateur de ma box qui s’est foutu de ma gueule et qui a oublié de brancher un fil ou si c’est juste qu’on est dans une de ces zones ultra-rurale à la couverture 4G inexistante, mais impossible de me connecter à internet, où que je sois, quoi que j’utilise. Impossible de connecter mon terminal de poche, impossible de faire passer les cartes vitales de mes patients, impossible d’utiliser mon logiciel pour la facturation. Mais quelle merde ! J’ai que ça à faire de leur remplir des feuilles de soin que je vais de toute façon envoyer à leur place à la sécu tiens !

Dans le jardin de ce brave Hubert je fais les cents pas devant ma caisse qui, elle, semble déjà s’être faite à son nouvel environnement avec son bas de caisse couvert de boue. J’essaie encore de capter quelque chose, j’essaie encore de faire charger ces putains de pages qui restent indéfiniment blanches, j’essaie de trouver les numéros et adresses des organismes que je vais devoir contacter pour boucler toutes mes tâches administratives… Mais semblerait que ce ne soit pas pour aujourd’hui.

Je laisse finalement tomber et m'apprête à grimper dans mon bolide pour mon dernier rendez-vous de la journée, quand je remarque que ce bon vieil Hubert attend de me voir partir, en peignoire et pantoufles, sur le pas de sa porte.

- Mais voyons Hubert, il fait un froid de gueux ! Rentrez vous mettre au chaud.

Il balaye mes paroles d’un revers de main et me lance de sa voix chevrotante

- Je veux m’assurer que tu t’embourbes pas, vous les p’tits gars d’la ville, vous savez pas y faire dès qu’y’a pas d’asphalte !

Charmant. Je lui souris, m’installe derrière le volant et lui fait signe de la main avant de partir, comme une fleur, malgré la terre détrempée sous mes roues. Je suis sûr que si je m’étais embourbé il serait venu pousser ma caisse, en charentaises dans la boue. Sacré Hubert.

Bon allez, assez niaisé, je vais être à la bourre. C’est qui le dernier déjà ? Je tire mon agenda de ma boite à gants, fais tomber des CD sur le siège passager - l’un des privilèges dûs aux vieilles voitures sans doute, avoir la boite à gants remplie de CD parce que chercher les stations de radio à la main ça va bien deux minutes - et l’ouvre sur mon volant tout en arpentant prudemment cette petite route de campagne.
Louie Dzemael
Ah oui, c’est le petit jeune avec son accident de voiture et ses exercices de kiné. Cap sur le quartier résidentiel du coup.
Tiens, je pourrais demander à son kiné, quand je l’appellerai pour le reporting de la séance, s’il les as lui, les numéros des organismes que je cherche depuis 5 jours. D’une pierre deux coups.

Je m’engouffre dans les rues - bien revêtues, elles - du centre ville de Saint-Cley. Bidouillant d’une main mon autoradio pour relancer le cd d’un vieux groupe de rock qui saute toujours à la 7eme chanson, je scrute les rues pour repérer celle dans laquelle je dois tourner. Si je ne dis pas de bétise, c’est là à gauche, au niveau de ce petit gars aux cheveux à moitié décolorés.

Je tourne sans vraiment réussir à décoller les yeux de ce jeune homme. C’est pas lui mon patient justement ? Il va en sens inverse… Pourtant je suis sûr de ne pas m’être trompé de créneau…
Je freine à sa hauteur, faisant piler derrière moi la seule autre voiture dans les rues de St-Cley, qui me klaxonne en faisant des grands gestes de bras.
Je baisse la fenêtre et interpelle Louie.

- Hé ! Bonjour !

Derrière mon large sourire je ne peux pas m'empêcher de me demander ce qu’il fout là, plutôt que de m’attendre tranquillement chez lui. Il me fait penser à ces petits vieux de l’EHPAD où j’ai commencé à bosser qui fuguaient régulièrement. Est-ce qu’il essaye de sécher notre séance ?
Le gars dans la caisse de derrière commence à s’exciter, je passe la tête par la fenêtre en lui faisant signe de la main.

- Mais vas-y, passe, plutôt que de te faire un ulcère là !

Il double sans manquer de me regarder de travers en passant à ma hauteur, je hausse un sourcil, et me repenche vers mon jeune patient.

- Vous étiez si pressé que vous avez décidé de me rejoindre à mi-chemin ? Un demi sourire amusé, un air de connivence. J’vous dépose quelque part ?

Il n’a pas l’air en forme le p’tit gars, il a étrangement ce même air que mes patients de l’EHPAD, cet air de raz le bol, cet air d’avoir envie de disparaître, quelques heures au moins, de fuir le quotidien. Il me donne l’impression qu’une petite récré lui ferait du bien.

Ouais je vois, à la tête qu’il fait en me remettant, il n’espérait clairement pas me croiser. Je m’assombris légèrement, me demandant si c’est ma façon de bosser qui ne lui convient pas, si j’ai fait ou dit quelque chose la dernière fois qui l’a mis mal à l’aise… J’en viens à me demander si ma patientèle plus âgée à les mêmes envies de se barrer mais n’en est juste pas capable tant que je ne leur ai pas enfilé leurs bas de contention…
Je mets rapidement la question de mes petits vieux sur le côté alors que Louie ouvre enfin le bec. Nos aînés attendrons, le temps que je me penche sur la jeunesse. La jeunesse qui m’avoue qu’il avait bien l'intention de sécher la séance. Mon sourire s’éteint un instant alors que je scrute son visage, alors qu’il s’excuse en faisant tomber sa capuche. Il y a ce truc sur ses traits qui me rend triste. Je secoue la tête pour refuser ses excuses et lui adresse un sourire qui se veut rassurant.

- Laisse, l’autoflagellation ça n’a jamais vraiment servi à grand chose… Puis sur le ton de la blague Donne-moi trente secondes que je me gare avant de reprendre la fuite.

J’avance un peu dans la rue pour ne pas poser ma caisse dans le virage et me gare, à l’arrache, à moitié sur le trottoir. Je déchire un morceau de page de mon agenda et attrape un stylo perdu entre les CD de ma boite à gants avant de descendre de ma voiture en la verrouillant au passage.
Je traverse la route au petit trot pour le rejoindre sur le trottoir d’en face et réalise à mi-chemin que je l’ai tutoyé quelques secondes plus tôt. Merde ! J’ai tutoyé un patient que je n’ai vu qu’une fois. Je sens que je pique un fard et arrive à sa hauteur avec un air consterné.

- Oh, désolé pour le tutoiement, je sais pas c’est sorti tout seul. L’âge sans aucun doute. Je griffonne mon numéro sur le morceau de papier avant de le lui tendre. La prochaine fois que ce n’est pas le bon moment pour une séance, appelez moi, ou envoyez moi un texto.

C’est vrai que pour le moment ce n’est que sa mère qui m’a contacté. Mère qui a l’air très impliquée dans la rééducation de son fils. Autant je trouvais la mienne trop peu présente, autant la sienne semble plutôt étouffante.
Bon, et maintenant ? Je ne vais pas le ramener de force chez lui en le traînant par la peau du cou et lui faire subir une séance qu’il va suivre à contrecœur. Mais je ne serais pas sorti de ma caisse si je comptais simplement laisser tomber et rentrer chez moi.

- Ça vous dit, un goûter et une ballade ?

Le goûter ne m’a jamais fait défaut jusqu’à présent, véritable arme secrète pour m'insinuer de l’autre côté de la carapace de mes patients. Mais faut dire que celui là de patient, il a moins de 70 piges. Vas savoir s’il ne va pas purement et simplement m’envoyer chier…

C’est pour ça que je préfère les vieux… Parce que c’est plus simple, parce qu’ils n’ont plus de filtre, parce qu’ils n'hésitent pas à en balancer plein à la gueule du monde entier quand ils ont un pet de travers, quitte à mettre ces excès de violence sur le dos de la sénilité. C’est facile les vieux. Alors que lui, Louie, je sens que je vais galérer à en savoir plus, que je vais galérer à le faire me laisser approcher, que je vais galérer à comprendre et du coup à l’aider.
Il à ce regard noir pendant un instant qui me fait vraiment me demander ce que j’ai fait de mal. Ce regard noir qui ressemble à un résidu de crise d’ado. Ce regard noir qui pourrait presque crier “je te déteste, je vous déteste tous, allez tous vous faire foutre et laissez moi pourrir dans mon coin”.
Et pourtant, il prend mon numéro avec cet air pommé. Pauvre chaton. Qu’est-ce qu’il y a ? Pourquoi ça va pas ?

Et le voilà qui danse d’un pied sur l’autre à ne pas savoir comment me dire non. Est-ce que je devrais le laisser ? J’ai le gros défaut de ne jamais savoir quand laisser tomber. Il finit par accepter. Un peu contraint ? Sans doute.
Il me fait rire en corrigeant son vocabulaire. Qu’est-ce qu’il croit ? Que je suis prof de français ? Ou que j’ai 50 piges et les oreilles qui saignent dès que j’entends un terme un peu familier ?

- T’inquiètes.

Putain je l’ai encore tutoyé. Même si ça ne le dérange pas, c’est pas très pro. Mais ça va revenir, je le sens. Il doit avoir à peu près l'âge de Victor, un peu moins peut-être, je sens que je vais galérer à le vouvoyer sur la durée.  

- On se tutoie du coup ? Et vraiment, parles comme tu le sens, après le vieux Francis j’peux tout entendre…

Ça me semble un bon deal.
Il me demande où on va. C’est une bonne question ça.

- Y’a une boulangerie dans le coin non ? Et après on pourrait faire un tour dans le centre historique, je n’ai pas encore eu l’occasion d’y mettre les pieds. Ou un parc peut-être. C’est ta ville, c’est toi qui sais. Qu’est-ce tu préfères ?

Les modalités m’importent peu, moi ce que je veux, outre manger un truc sucré parce que j’ai la dalle, c’est essayer de savoir pourquoi il veut sécher nos séances, et le faire marcher par la même occasion. Comme ça, même si on ne fait pas ce qui était prévu, ça le fera travailler un peu quand même, et je pourrais me faire une idée de comment fonctionne son corps. Et ça nous donne une excuse valable si sa mère débarque et ne nous trouve pas chez eux, en train de studieusement plier les genoux.

Vendu pour la boulangerie et la ballade. Il n’a pas l’air emballé, mais pour quelqu’un qui s’est fait choper en pleine tentative de fuite, je trouve qu’on est pas trop mal pour le moment.
Je lève les yeux au ciel quand il dit qu’il n’y a pas grand chose à faire dans le centre.

- Tu m’étonnes…

J’ai vraiment du mal à imaginer ce que ça peut être la vie à l’année ici. Je pensais vraiment que ça me ferait du bien de me mettre au vert, et si d’un côté c’est bien agréable, d’un autre ça me manque terriblement de pouvoir sortir à n’importe quelle heure du jour et de la nuit et trouver quelque chose à faire en arpentant deux rues.
Ici les commerces sont fermés entre midi et deux et j’ai l’impression que le seul bar c’est le PMU.
Je tourne vivement la tête vers Louie quand il m’avoue ne même pas connaître mon prénom.

- J’me suis pas présenté à notre première séance ?!

Faute grave !
Non y’a pas moyen, je me suis présenté, c’est sûr ! J’ai mes petites habitudes, j’ai mon discours de première approche tout prêt, je sais que je lui ai donné mon nom. Il a oublié, c’est tout. C’est un peu vexant.

- Ah bah, je comprends que t’ai pas voulu subir la deuxième du coup ! C’est jamais la faute du patient hein, même s’il se rappelle pas d’une chose aussi simple que de mon nom… Faut le prendre avec le sourire et légèreté. On finit par s’y faire. C’est Charlie.

Du coup, comment il m’a appelé quand il a rentré mon numéro ? Mon sourire s’élargit alors que je penses à ces mauvais dragueurs qui rentrent des numéros de meuf en les appelant “Petite blonde bar de la passerelle”.

De loin, je vois la devanture d’une boulangerie. Je la désigne d’un signe de tête.

- Celle là ? Tu vas me juger si je te dis que je suis de ceux qui aiment les pains aux raisins ?

Moi qui voulais juste déconner, j’ai l’impression qu’il prend mes blagues plus au sérieux que prévu. En tous cas, ça me rassure de savoir que ce n’est pas moi qu’il fuyait, mais la séance en tant que tel. Par contre, s’il pense qu’on se fout de la raison, il se plante. C’est pour ça qu’on va se prendre un goûter d’ailleurs, parce que la raison de cette fuite est sans doute la chose la plus importante à démêler aujourd’hui. Et c’est sûrement pas gagné.

- Je prends le compliment ! J’espère juste que t’es pas simplement trop poli pour me dire si le feeling ne passe pas.

Le temps qu’il me renomme dans ses contacts, nous voilà devant la vitrine de la boulangerie. Encore une fois, ma blague tombe un peu à côté. Tant pis, on fera mieux la prochaine fois. Ou je devrais peut-être essayer d’être un peu plus terre à terre avec ce jeune homme.
Deux pains aux raisins du coup. Pour quelqu’un qui devait avoir la monnaie, il a l’air bien à sec.

- Deux soixante-quinze ? Je dois avoir ça…

Je fouille, une poche, deux poches… La troisième est la bonne. On dirra ce qu’on veut sur les sacs de femme, je trouve ça plus simple de se repérer dans un sac que dans un manteau plein de poches.
Pendant un temps qui me semble interminable je tire un nombre de pièces déraisonnable de mon porte-monnaie. 2€75 en pièces jaunes, nous y voilà. Je dépose mon tas de centimes sur le comptoir à côté de la monnaie de Louie, la boulangère ne grogne même pas et recompte tranquillement. Bien patiente cette femme.
Deux pains aux raisins et un merci plus tard, nous revoilà dans la rue.

- A la tienne. Un sourire, une bouchée. J’te suis.

Parc, ville, peu importe. Ce qui m’importe c’est sa mine sombre. Comment je fais pour en savoir plus ? 150 questions différentes me tournent en tête, mais comment aborder le sujet alors qu’on ne se connait pas, qu’il n’a sans doute pas confiance, comment faire pour qu’il ne se braque pas, comment faire pour qu’il ne m’envoie pas chier ?

- Dis, pourquoi t’as pas envie de les faire ces séances ?

Je regarde distraitement la route plutôt que de le scruter. Histoire de rendre la situation un peu moins gênante.

En le suivant vers des ruelles plus calmes je prends le temps d’observer sa démarche, d’observer le mouvement de ses jambes, si ses hanches se déhanchent, si son dos compense. Je prends le temps de faire ce pour quoi je suis payé, c'est-à-dire au moins un état des lieux de son état physique, bien que ce ne soit pas ce qui m'inquiète actuellement.
Je m’en veux un peu de lui demander avec si peu de tacte ce qui ne va pas. J’aimerais trouver les mots parfaits pour lui donner envie de tout déballer, mais ce n’est pas si simple. Il n’a pas le bagout de mes petits vieux, induit par trop d’histoires à raconter et trop peu d’oreilles pour les entendre. Et je suis mal placé pour me plaindre de sa maigre réponse. Combien de fois j’ai refusé de parler à mes proches quand je me sentais pourtant au fond du trou ? Combien de fois j’ai refusé d’entendre ce qu’ils avaient à me dire, en sachant pourtant pertinemment que, dans l’instant, leur jugement était bien plus sain que le mien ?
Du coup je ne peux pas lui en vouloir. Je soupire juste silencieusement, la mine sombre, essayant d’imaginer ce qui peut le mettre dans cet état.
La douleur ? La pénibilité des séances ? Voir le nouvel état de son corps ?

Le regard fatigué qu’il lève vers moi me fait rapidement prendre conscience que le problème doit être dans sa tête, plutôt que dans ses jambes. Et peut-être bien dans son entourage également, si j’en juge par cette mine d’enfant qui attend qu’on le gronde.

- Hé, c’est ton corps et ta rééduc, c’est à nous de se fier à toi et à ton rythme, pas l’inverse.

J’ai l’impression de prendre le ton avec lequel je m’adresse à mon petit frère. Encore une fois, c’est pas super pro. Mais ce n’est peut-être pas d’un excès de professionnalisme dont il a besoin.

- Sans compter que c’est toi qui fais le gros du travail. C’est toi qui dois gérer ton corps qui a changé, ta force et ta mobilité qui ne sont plus les mêmes, les progrès qui n’arrivent sans doute pas aussi vite que tu l’espérais. C’est toi aussi qui dois faire avec les souvenirs de l’accident. Mis bout à bout : de la fatigue physique avec - j’sais pas, j’suis pas dans ta tête mais j’imagine - un sentiment d’impuissance, de la frustration, peut-être même de la colère, tu m’étonnes que tu sois épuisé !

Tournant la tête vers lui, je cherche son regard.

- Et c’est normal, de te sentir au bout du rouleau. C’est normal et c’est pas grave. L’accident, ta rééduc, la façon dont tu gères, ça ne définit pas qui tu es. Et d’ailleurs, personne n’a le droit de te dire comment gérer. Ils ne sont ni dans ta tête ni dans ton corps, ils ne peuvent pas savoir à ta place ce que tu devrais ressentir.

Les grands discours… Le genre de grands-discours que ma compagne de cellule m’a sorti, au bout de deux ans enfermées, alors que j’avais l’impression de couler, que j’avais une trouille folle de sortir de là, que ma famille ne comprenait pas ce qui me mettait dans un tel état. On néglige souvent beaucoup trop la grande sagesse des taulards.